Née à Bordeaux-Caudéran un 5 janvier, après de solides études de Lettres et des activités dans des domaines variés, ma route croise en 1990 une dame Jeanne (c'est son prénom) tissant, qui semblait nager comme un poisson dans l'eau parmi des points que je n'avais jamais rencontrés.
Or j'étais fascinée depuis toute petite, comme beaucoup d'enfants de mon époque, par les nuanciers de couleurs exposés à la mercerie où me tirait ma grand-mère de 1903 qui elle, malgré les préjugés tenaces, ne tricotait ni ne brodait (elle fumait la pipe ou le cigare et tirait à la carabine, en fait...). Donc quand elle venait à la mercerie pour enfiler des tabliers pas chers, et le temps que la petite affaire se fasse, on m'enjoignait d'être sage et de rester un peu tranquille. Pas de problème. Je restais perdue, la tête levée vers les couleurs, les matières, les soies que j'examinais avec soin. Seulement les canevas proposés, pré-imprimés, ne m'enchantaient pas vraiment.
Bien plus tard, quelques amis peintres ont considéré d'un oeil dubitatif le fait que je troque le crayon et le pinceau contre l'aiguille et le fil. Chose trop lente et, sans doute, un peu imbécile... La tapisserie ! Qu'allais-je faire dans cette galiote ? Eh bien j'allais voir, les mains allaient, puis guidaient, sans volonté d'offenser quoi que ce soit, sans hiérarchie aucune car les mains s'en moquaient pas mal. Elles suivaient d'instinct un fil qu'elles semblaient avoir toujours suivi, tandis que, comme je l'ai souligné, ni grand-mère, ni mère moderne n'étaient versées dans le domaine... Donc pas de filiation possible.
On ne m'embêtait pas trop. On me laissait un peu accumuler sur le canapé fils, aiguilles... jusqu'au cri d'alerte. Ca encombrait, évidemment. Ce n'était pas un atelier. Pas encore. Mais là, derrière les grandes baies vitrées, je bénéficiais d'une excellente lumière : je voyais tous les reliefs et les matières... et ma foi, au bout du compte, on me laissait plus ou moins faire, tel un félin heureux disparaissant parmi ses pelotes. Des idées, j'en avais plein et la tapisserie me laissait tout le loisir de les dérouler.
De fil en aiguille (!), la petite entreprise a pris de l'ampleur, rencontrant à l'occasion de diverses expositions un public parfois surpris, parfois dérouté, mais le plus souvent, il faut le dire, ravi de découvrir une forme artistique inaccoutumée, portée par des techniques pour la plupart inconnues...